février 2018 | LEXBASE

Le comptable assignataire n’a pas à contrôler les motifs d’une mainlevée donnée par un cessionnaire d’une créance à titre de garantie

Réf. : CE 2° et 7° ch. — r., 26 janvier 2018, n° 402 270, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7191XBX)  

Dans un arrêt rendu le 26 janvier 2018, la Haute juridiction a dit pour droit que le comptable assignataire n’a pas à contrôler les motifs d’une mainlevée donnée par un cessionnaire d’une créance à titre de garantie. Sous l’ancien régime du Code des marchés publics, le titulaire du marché pouvait nantir ou céder sa créance à un établissement de crédit ou à une autre entreprise dans les conditions prévues aux articles 106 (N° Lexbase : L0170IRQ) et suivants dudit code. Cette possibilité, reprise par le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics (N° Lexbase : L3006K7H) (à ses articles 127 et suivants), peut provoquer des difficultés à l’acheteur public, lequel pourra être confronté à des cessions multiples et se trouver dans une situation inconfortable dans le cas où plusieurs notifications de cessions de créance lui seraient notifiées.

Dans le cadre de l’arrêt commenté, le centre de gestion de la fonction publique territoriale de la Haute-Garonne (ci-après le CGFPT), a confié à la société X la réalisation du lot n° 5 (menuiseries extérieures) relatif à la construction du bâtiment de son siège.

La société X a cédé, à titre de garantie, à la société Y, par le mécanisme de la cession dite ”Dailly”, la totalité de sa créance résultant du marché.

La société Y a notifié cette cession au comptable public assignataire le 21 octobre 2009.

Par ailleurs, le 24 février 2010, la société X a décidé de céder une partie de sa créance, pour un montant de 82 634 euros à la société à la société Z, sur le fondement des anciens articles 1690 et suivants du code civil alors en vigueur.

L’acte de cession a été notifié au comptable public assignataire le 10 mai 2010.

Logiquement, le comptable public a indiqué à la société Z que cette notification ne pouvait produire d’effet dès lors que la créance a été préalablement cédée en totalité à la société Y. La société X n’étant plus propriétaire de la créance, elle ne pouvait la céder.

Par lettre en date du 28 juillet 2010, la société Y a adressé au payeur départemental une mainlevée partielle de la créance cédée à titre de garantie pour un montant de 82 634 euros, correspondant au montant de la créance que la société X a cédé à la société Z.

Pourtant, le comptable public a procédé au paiement du solde du marché auprès de la société Y en date des 9 et 27 août 2010.

Le 22 septembre 2010, la société Z a procédé à une nouvelle notification de la cession de créance.

Le CGFPT a été saisi par la société Z d’une demande de paiement de la somme de 82 634 euros qu’il a rejeté.

C’est dans ce contexte que la société Z a saisi le tribunal administratif de Toulouse aux fins d’obtenir la condamnation du CGFPT à lui verser la somme de 82 634 euros.

Le tribunal administratif de Toulouse a fait droit à cette demande.

Cependant, la cour administrative d’appel de Bordeaux, saisie d’un appel formé par le CGFPT a annulé la décision du tribunal administratif de Toulouse en considérant que la mainlevée donnée par la société Y ”est fondée sur la circonstance que la société [Z] avait été admise au paiement direct en qualité de sous-traitant. Or, il résulte de l’instruction que la société [X] [...] n’a pas présenté de sous-traitant au maître de l’ouvrage, que la société [Z] n’a pas été admise en cette qualité et que l’agrément des conditions de paiement n’est jamais intervenu. Dans ces conditions, le comptable assignataire, qui devait vérifer la qualité de sous-traitant admis au paiement direct de la société [Z], ne pouvait s’acquitter de la totalité de la créance relative au marché conclu entre le CGFPT et la société [X] qu’entre les mains du premier cessionnaire, la société [Y]” (CAA Bordeaux, 1ère ch., 9 juin 2016, n° 15BX01 011 N° Lexbase : A6397RT4).

La décision de la cour a été déférée au Conseil d’Etat avec la question de savoir si une mainlevée partielle d’une cession de créance à titre de garantie fondée sur un motif erroné permettait à un second cessionnaire de la même créance de se prévaloir de la cession de créance en sa faveur.

Le Conseil d’Etat a annulé la décision de la cour administrative d’appel de Bordeaux en considérant que la cour ”a commis une erreur de droit en déniant la qualité de cessionnaire de la société [Z] du seul fait que l’établissement [Y] avait commis une erreur en notifant au CGFPT la mainlevée partielle de sa créance”.

Bien que rendu sous l’ancien régime du droit des obligations, l’arrêt commenté est riche d’enseignements en matière de transposition des notions de droit privé de cession de créance aux marchés publics (I), et ce, d’autant plus que les modifications apportées par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (N° Lexbase : L4857KYK), porte essentiellement sur les formalités nécessaires à l’opposabilité au débiteur de la cession de créance, ce qui n’aura aucune incidence sur la solution du problème posé dans l’affaire commentée.

Par ailleurs, il est indéniable qu’une cession de créance n’est pas à l’abri d’un conflit avec une autre cession. Si les difficultés causées par les conflits sont réglées par la législation et la jurisprudence (1), les textes ne semblent pas déterminer la gestion de la disparition d’un conflit entre deux cessions (II).

I — Notion de cession de créance

La cession de créance était régie traditionnellement par les anciens articles 1689 (N° Lexbase : L1048KZT) et suivants du Code civil, portant sur le transport des créances et des droits incorporels. Parallèlement, et dans un souci de simplification de la cession de créance, le législateur a introduit le mécanisme de la cession dite ”Dailly” par la loi n° 81-1 du 2 janvier 1981, facilitant le crédit aux entreprises (N° Lexbase : L0197G8S) (A).

L’intérêt de la cession dite ”Dailly” résidait dans le fait qu’il n’est nullement besoin de signifier, voire même de notifier l’acte, pour son opposabilité. Cependant, cette formalité, n’est pas dénuée de tout intérêt (B).

A — La distinction entre la cession de droit commun et la cession dite ”Dailly”

Les anciens articles 1689 et suivants du Code civil permettaient la transmission de droits incorporels, et notamment des créances.

Si le transport d’une créance s’opère entre le cédant et le cessionnaire par la remise du titre (2), la cession n’est opposable au débiteur cédé que par la signification de l’acte de cession ou par son acceptation du transport par acte authentique (3).

Cette formalité, source de lourdeur, amène les opérateurs à préférer la cession dite ”Dailly” des créances.

En effet, la cession dite ”Dailly” est opposable aux tiers à compter de la date apposée sur le bordereau, et ce, sans qu’une quelconque notification n’intervienne (4).

Par ailleurs, la cession dite ”Dailly” peut être faite à titre de garantie d’un crédit. Il s’agit d’un nantissement de créance. Mais, même effectuée à titre de nantissement, la cession transfère au cessionnaire la propriété de la créance cédée (5).

En l’espèce, la société X a cédé la totalité de sa créance, à titre de garantie, à la société Y par bordereau ”Dailly” notifié au comptable en date du 21 octobre 2009. Cette cession avait donc pour effet de transmettre la propriété de l’intégralité de la créance à la société Y.

Le 24 février 2010, la société X a cédé partiellement la même créance à la société Z, selon les modalités de transport de créance de droit commun. Cette cession n’a été notifiée au débiteur cédé pour la première fois que le 10 mai 2010.

Cette cession portait donc sur une créance d’ores et déjà sortie du patrimoine de la société X.

Cependant, la cour administrative d’appel de Bordeaux n’a pas jugé utile de saisir le juge judiciaire d’une question préjudicielle sur la validité de cette seconde cession.

Par ailleurs, et bien que la société Y n’était pas juridiquement tenue de le faire, elle a notifié le bordereau ”Dailly” au débiteur cédé.

Cette notification présente un intérêt pratique majeur.

B — L’intérêt indéniable de la notification de la cession

Si la signification d’un transport de créance de droit commun présente un intérêt juridique, celui de l’opposabilité du transport au débiteur cédé, la notification d’une cession dite ”Dailly” au débiteur cédé présente un intérêt purement pratique mais non négligeable.

En effet, la notification de la cession dite ”Dailly” au débiteur cédé, emporte interdiction pour ce dernier de se libérer entre les mains du cédant. En effet, à compter de la notification de la cession dite ”Dailly”, le débiteur cédé ne peut valablement se libérer qu’entre les mains du cessionnaire (6).

Cette notification permet donc au cessionnaire de se prémunir contre un éventuel non-paiement.

En effet, le débiteur cédé peut ne pas avoir été informé de l’existence de ladite cession.

Dans ce cas de figure, en principe, le cédant opère en tant que mandataire du cessionnaire, qui se charge du recouvrement de la créance.

Cependant, il se pourrait que le cédant, comme dans le cas d’espèce, cède une deuxième fois sa créance.

A défaut de notification de la créance cédée, le paiement réalisé par le débiteur cédé, entre les mains du cédant, ou même d’un tiers réclamant un droit sur la créance est libératoire, le cessionnaire devrait alors se retourner contre le cédant, ou celui qui a reçu le paiement.

En l’espèce, la société Y a notifié sa créance au comptable public assignataire du marché.

En conséquence, le comptable public ne pouvait plus se libérer valablement qu’entre les mains de la société Y.

Et c’est à juste titre que le comptable public, suite à la notification faite par la société Z, a indiqué que cette notification ne produirait aucun effet.

En l’espèce, au regard du conflit existant entre la cession dite ”Dailly” et la cession de créance de droit commun, la cession dite ”Dailly” devait être préférée, dès lors que celle-ci est antérieure en date. De plus, au-delà de la règle de préférence, la notification de la première cession a empêché le comptable public de se libérer entre les mains de la société Z.

La réelle difficulté tenait au fait que la société Y a accordé une mainlevée partielle du nantissement en croyant que la société Z était un sous-traitant de la société X 

II — La gestion de la disparition du conflit entre un nantissement de créance et une cession de créance

Le Conseil d’Etat a censuré la décision de la cour administrative d’appel en considérant que celle-ci ”a commis une erreur de droit en déniant la qualité de cessionnaire de la société [Z] du seul fait que l’établissement [Y] avait commis une erreur en notifant la mainlevée partielle de sa créance”.

Ce considérant du Conseil d’Etat pose une règle d’interdiction du contrôle du motif d’une mainlevée accordée par un cessionnaire (A), mais invite surtout la cour administrative d’appel à rechercher la qualité de cessionnaire au regard de son acte (B)

A — L’impossibilité de contrôler les motifs de la mainlevée d’un nantissement de créance

Dans le cas d’espèce, la mainlevée partielle donnée par la société Y a mis fin au conflit entre les deux cessions de créance.

Toutefois, le comptable public, après avoir vérifié si la société Z avait ou non la qualité de sous-traitant, a procédé au paiement des sommes restantes à la société Y, laquelle a pourtant accordé une mainlevée partielle de la garantie.

Sous le régime du Code des marchés publics, aucune forme particulière n’était requise pour la mainlevée d’un nantissement de créance. L’ancien article 106 du Code des marchés prévoyait que ”la mainlevée de la notifcation de la cession ou du nantissement de créance prend effet le deuxième jour ouvrable suivant celui de la réception par le comptable de la notifcation l’en informant”.

En l’espèce, le comptable public assignataire du marché a reçu la notification de la mainlevée le 28 juillet 2010. Le paiement des sommes a eu lieu le 9 et 27 août 2010, soit postérieurement à la prise d’effet de la mainlevée.

Pour autant, la cour administrative d’appel de Bordeaux a considéré que le motif ayant poussé la société Y à accorder la mainlevée était erronée de sorte que le comptable public ne pouvait pas valablement se libérer qu’entre les mains de cette dernière.

Le Conseil d’Etat rappelle à la cour administrative d’appel que les motivations de la mainlevée sont sans incidence sur la qualité de cessionnaire de la société Z.

En effet, en l’espèce, la cour administrative d’appel de Bordeaux était saisie d’une demande en paiement de la créance cédée et non de la validité de la mainlevée accordée par la société Y.

Dès lors que la société Y a procédé à la mainlevée partielle du nantissement de créance, le comptable public devait alors se libérer entre les mains du titulaire du marché ou de la personne désignée par lui pour la partie faisant l’objet de la mainlevée (7).

En effet, et tel qu’il est rappelé par le Rapporteur public dans l’affaire commentée, ”si [le débiteur cédé] reçoit du cessionnaire un acte par lequel celui-ci retire tout ou partie des effets de la notifcation qu’il lui avait faite de sa créance, il doit en prendre acte et, sans s’interroger sur les raisons qui motivent cette décision, rétablir son créancier initial pour tout ou partie de la créance, en fonction de l’étendue de la mainlevée [...]”.

En l’espèce, si la première notification effectuée par la société Z est sans effet en raison de l’existence du nantissement sur la totalité de la créance, la mainlevée octroyée par la société Y avait changé la donne et pose la question de la validité du paiement effectué par le comptable public entre les mains de la société Y postérieurement à l’acte de mainlevée.

B — Une qualité de cessionnaire appréciée au regard de son propre acte

En considérant que la cour administrative d’appel de Bordeaux ”a commis une erreur de droit en déniant la qualité de cessionnaire à la société [Z] du seul fait que l’établissement que l’établissement [Y] avait commis une erreur en notifant au CGFPT la mainlevée partielle de sa créance”, le Conseil d’Etat, sans reconnaître cette qualité à la société Z, semble inviter la cour de renvoi à rechercher l’existence d’une telle qualité au regard de l’acte conclu entre les sociétés X et Z.

En l’espèce, la cession de créance en faveur de la société Z a été notifiée au comptable public pour la première fois en date du 10 mai 2010. Il est incontestable que cette notification ne pouvait produire d’effet dès lors qu’à cette période, la créance était sortie du patrimoine de la société X.

Tel n’est cependant pas le cas de la seconde notification en date du 22 septembre 2010, date à laquelle la mainlevée avait d’ores et déjà produit tous ses effets.

Ainsi, s’il est établi que la société Z n’a pas été admise en qualité de sous-traitant de la société X, il faut se concentrer sur sa qualité de cessionnaire, et ce, uniquement au regard de l’acte qui la lie avec la société X, et non au regard de la motivation de la société Y à procéder à la mainlevée du nantissement.

Il est rappelé que l’ancien article 1689 du Code civil (N° Lexbase : L1799ABA) prévoyait que ”le transport d’une créance [...] s’opère entre le cédant et le cessionnaire par la remise du titre”. La notification réalisée auprès du comptable public avait pour seul effet de rendre opposable l’acte au CGFPT.

Le comptable public ne pouvait ainsi dénier la qualité de cessionnaire à la société Z. Tout au plus, il pouvait lui opposer les exceptions, et notamment la cession antérieure intervenue avec la société Y.

Mais la mainlevée réalisée par la société X limite la force de cette exception.  

In fine, pour déterminer si la créance devait être libérée entre les mains de la société Z, il convient de s’interroger sur la validité de l’acte conclu entre la société X et la société Z

Conclusion

Le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la question de savoir si les motivations de la société Y, ou la qualité de soustraitant ou non de la société Z avaient une incidence sur la mainlevée partielle du nantissement de créance. Le

Conseil d’Etat a répondu que la cour administrative d’appel ne devait pas contrôler les motifs de la mainlevée.

En l’espèce, une mainlevée partielle avait été accordée et il fallait en tirer les conséquences.

Il conviendrait cependant pour la cour de renvoi de déterminer les conséquences attachées à cette mainlevée partielle.

En premier lieu, la cour de renvoi devra se demander si, au regard de la rédaction de l’ancien article 1693 du Code civil, la cession de créance entre la société X et la société Z est valable.

En effet, l’ancien article 1693 du Code civil disposait que ”celui qui vend une créance ou un autre droit incorporel, doit en garantir l’existence au temps du transport”.

Or, au moment où la société X a cédé sa créance à la société Z, celle-ci n’existait pas car la créance est sortie de son patrimoine.

Il appartiendra à la cour de renvoi de s’interroger sur l’opportunité de la saisine de la juridiction judiciaire d’une question préjudicielle sur ce point.  

En second lieu, la cour de renvoi devra également s’interroger sur la validité du paiement du solde de la créance à la société Y.

En effet, ce paiement est intervenu postérieurement à la mainlevée mais avant la seconde notification effectuée par la société Z.

La question serait alors celle savoir si un paiement réalisé postérieurement à la mainlevée serait libératoire. 

Dans l’affirmative, la cour devrait libérer le comptable public du paiement de la créance à la société Z. Cette dernière devrait alors se retourner contre la société Y pour obtenir le paiement de sa créance. Le fondement d’une telle action est difficile à déterminer.

Dans la négative, le comptable public aurait commis une faute en procédant au paiement à la société Y après la notification de la mainlevée.

En application de l’adage ”qui paie mal paie deux fois”, le comptable public pourrait être amené à procéder au paiement de la somme au profit de la société Z, ou au profit de la société X, en fonction de la validité ou non de la cession de créance entre X et Z, à charge pour lui de réclamer la répétition la somme indûment versée à la société Y.

LEXBASE

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