1. La jurisprudence a, de longue date, reconnu à la personne publique le droit de résilier unilatéralement un marché public [1]. En principe, cette résiliation résulte d’une décision unilatérale de la personne publique, bien entendu, sous le contrôle du juge.
L’arrêt commenté du Conseil d’Etat en date du 27 février 2019 est riche d’enseignement en ce qu’il retient l’existence d’une résiliation du marché public en-dehors de toute décision expresse de la personne publique, mais également, en ce qu’il apporte des précisions sur l’office du juge lorsqu’il constate l’irrégularité de la résiliation.
2. En l’espèce, le département de la Seine-Saint-Denis et la société X avaient conclu, un marché à bons de commande d'une durée de quatre ans pour la maintenance des installations de chauffage, de climatisation et d'eau chaude sanitaire dans les bâtiments sociaux et autres propriétés Départementales, comportant un montant minimum de 1 000 000 euros TTC.
Moins de deux ans après le début du marché, la société X a été placée en liquidation judiciaire et cédée à la société Y dans ce cadre.
La société Y était donc devenue le titulaire du marché conclu entre le Département et la société X.
C’est ainsi qu’elle a présenté une facture d’un montant de 54 172,96 euros TTC au titre de prestations d'entretien et de maintenance pour la période comprise entre le 1er janvier 2013 et le 31 mars 2013.
Dans un premier temps, le département de la Seine-Saint-Denis a informé la société Y que le marché était résilié de plein droit et a refusé le paiement de la facture pour absence de service fait.
Cependant, le département a, par la suite, retiré sa décision de résiliation.
La société Y a ensuite demandé en vain au département de la Seine-Saint-Denis la reprise des relations contractuelles, la signature d’un avenant prenant acte du transfert de plein droit à son profit du marché et le paiement de la facture précitée.
3. C’est dans ce contexte que la société Y a saisi le tribunal administratif de Montreuil aux fins d’obtenir la poursuite des relations contractuelles, le paiement de la facture d’un montant de 54 172,96 euros TTC ainsi que diverses indemnisations au titre du manque à gagner et d’autres préjudices.
Le tribunal administratif de Montreuil, après avoir constaté que le marché avait été résilié irrégulièrement, a, d'une part, annulé le refus implicite du département de la Seine-Saint-Denis de reprendre les relations contractuelles avec la société Y, et, d'autre part, enjoint au département de reprendre les relations contractuelles avec la société, de signer un avenant de transfert dans le délai de deux mois à compter de la notification du jugement et, enfin, rejeté les conclusions indemnitaires de la même société
(TA Montreuil, 29 avril 2014, n° 1307648 N ° Lexbase : A4732YZB).
Cette dernière a fait appel de la décision en tant qu'elle rejette ses demandes indemnitaires et a demandé à la cour administrative d’appel de condamner le département de la Seine-Saint-Denis à lui verser la somme de 54 172,96 euros TTC en paiement de la facture du 25 mars 2013, la somme de 164.047,04 euros TTC en réparation de son manque à gagner pour la nonexécution du marché jusqu'à son terme et la somme de 397.918,15 euros TTC en réparation du préjudice résultant de la violation de la clause d'exclusivité prévue par le marché.
A titre incident, en appel, le département de la Seine-Saint-Denis a demandé l’annulation du jugement en soutenant que c'est à tort que le tribunal administratif a considéré qu'il avait résilié de fait le marché dont la société Y était devenue titulaire et lui a enjoint, en conséquence, de reprendre les relations contractuelles.
Par un arrêt en date du 6 juillet 2017, la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté les conclusions d’appel incident du département de la Seine-Saint-Denis (CAA Versailles, 6 juillet 2017, n° 14VE01930 N ° Lexbase : A8656WL8).
Elle a, en revanche, accordé à la société Y une indemnisation à hauteur de 137 163,07 euros au titre de son manque à gagner.
Le département de la Seine-Saint-Denis s’est pourvu devant le Conseil d’Etat à l’encontre de cet arrêt.
4. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt en date du 27 février 2019, a annulé la décision de la cour administrative d’appel de Versailles en ce qu’elle a rejeté les conclusions d’appel incident du département de la Seine-Saint-Denis contestant l’injonction de reprise des relations contractuelles.
Par ailleurs, et en réglant l’affaire au fond, en application de l’article L. 821-2 du Code de justice administrative (N ° Lexbase :
L3298ALQ), le Conseil d’Etat a jugé que, dès lors que la reprise des relations contractuelles ordonnée par le Tribunal n’a pas été exécutée à la date de l’arrêt attaqué et que le terme du marché était intervenu postérieurement à la saisine de la cour, les conclusions du département de la Seine-Saint-Denis tendant à l’annulation du jugement étaient devenues sans objet.
5. L’innovation principale de l’arrêt commenté consiste dans la reconnaissance de la décision tacite de la résiliation du contrat (I).
L’arrêt apporte également des précisions importantes concernant les sanctions des irrégularités de la décision de résiliation du marché (II).
I - La consécration de la décision unilatérale tacite de résiliation
Dans ses conclusions d’appel incident, le Département de la Seine-Saint-Denis a soutenu qu’il n’y avait pas de résiliation de fait.
Toutefois, la cour administrative d’appel de Versailles, confirmée par le Conseil d’Etat, a considéré qu’en raison des circonstances de l’espèce, le contrat avait bel et bien été résilié de fait.
Dans l’arrêt commenté, le Conseil d’Etat laisse à l’appréciation souveraine du juge du fond l’existence ou non d’une résiliation de fait (A), lequel doit également contrôler la régularité de ladite résiliation (B).
A - L’appréciation souveraine de l’existence d’une résiliation de fait
Le Conseil d’Etat rappelle le principe selon lequel la résiliation d’un contrat administratif résulte d’une décision expresse de la personne publique.
Toutefois, ajoute le Conseil d’Etat, « un contrat doit être regardé comme tacitement résilié lorsque, par son comportement, la personne publique doit être regardée comme ayant mis fin, de façon non équivoque, aux relations contractuelles».
Ainsi, et sous le seul contrôle d’une erreur de droit et d’une dénaturation des pièces du dossier, le Conseil d’Etat laisse à l’appréciation des juges du fond la question de savoir si le comportement de la personne publique peut ou non être considéré comme marquant une volonté de mettre un terme aux relations contractuelles.
Les juges du fond auront ainsi recours à la méthode du faisceau d’indices pour rechercher la volonté de la personne publique de mettre un terme aux relations contractuelles.
En l’espèce, la Cour administrative d’appel de Versailles a considéré que le marché a fait l’objet d’une résiliation tacite en relevant que le Département n’avait pas effectué de nouvelles commandes à partir de la reprise par la société Y de la société X et avait conclu avec une autre société un marché de maintenance ayant le même objet que le marché.
L’existence ou non d’une résiliation tacite dépend donc de l’appréciation souveraine des juges du fond du comportement de la personne publique sous réserve du contrôle d’erreur de droit ou de dénaturation des faits.
En l’espèce, aucune dénaturation des faits ni d’erreur de droit ne semble pouvoir être reprochée aux juges d’appel dans la mesure où, non seulement aucune commande n’a été adressée à la société titulaire du marché, mais, en outre, en dépit de l’existence d’une clause d’exclusivité, la personne publique a conclu un autre marché portant sur le même objet que celui du marché litigieux.
Ce n’est pas la première fois que les juridictions du fond retiennent l’existence d’une résiliation tacite.
En effet, la cour administrative de Bordeaux a, par un arrêt en date du 2 novembre 2017 [2], considéré qu’un délai extrêmement
long de la suspension des travaux pourrait s’analyser comme une résiliation de fait du marché.
Avec l’arrêt commenté, la Haute Juridiction a confirmé l’analyse des juges du fond et a consacré l’existence juridique d’une résiliation tacite du marché.
Pour autant, une résiliation tacite du marché soulève la di????culté d’appréciation de sa régularité du marché étant donné que, par nature, le motif n’est pas explicité dans une décision.
B - La difficulté du contrôle de la régularité de la résiliation tacite
En principe, la résiliation du marché à l’initiative de la personne publique peut intervenir pour différents motifs.
Certains motifs tels que la force majeure, la disparition ou la faute du titulaire du marché justifient une résiliation du marché sans indemnité.
D’autres motifs, tel que l’intérêt général, justifient une indemnisation du préjudice subi par le titulaire du marché.
En dehors de ces cas, la résiliation unilatérale du marché sera irrégulière.
En l’espèce, la cour administrative d’appel de Versailles a retenu que «le département de la Seine-Saint-Denis n'établit pas, ni même n'allègue en appel, que la décision de résiliation serait justifiée par un manquement de la société Y, titulaire du marché en tant que repreneur de la société X, ou par un motif d'intérêt général ; que, d'autre part, dès lors qu'aucune décision de résiliation n'a été notifiée à la société Y, la résiliation a été prononcée en méconnaissance des dispositions de l'article 29 du cahier ces clauses administratives générales - Fournitures courantes de services, auquel renvoie l'article XIII du cahier des clauses particulières du marché, et en vertu desquelles la décision de résiliation doit être notifiée au titulaire du marché».
La cour a considéré que la décision tacite de résiliation était irrégulière car non seulement elle ne respectait pas la procédure de résiliation prévue par le CCAG mais en outre, elle n’était aucunement motivée.
Dans le cas d’espèce, la cour n’a pas eu de di????culté à apprécier la régularité de la résiliation dans la mesure où les circonstances de l’espèce laissaient paraître des irrégularités internes et externes manifestes, ce qui ne sera pas forcément le cas dans d’autres circonstances.
En effet, par nature, une décision tacite de rejet n’est pas motivée.
Dans de telles conditions, les juges devront rechercher dans les circonstances de l’espèce une motivation tacite de la décision, ce qui posera forcément des difficultés.
En effet, dès lors que la motivation de la décision de résiliation n’est pas applicable, la régularité d’une telle décision sera laissée à l’office du juge qui devra déduire des circonstances l’espèce les motivations de la décision [3].
Toutefois, le Conseil d’Etat, dans la droite ligne de sa jurisprudence, a atténué considérablement les sanctions des irrégularités d’une décision de résiliation.
II - L’atténuation des sanctions des irrégularités d’une décision de résiliation
Depuis un arrêt en date du 21 mars 2011, le Conseil d’Etat considère déjà «qu'il incombe au juge du contrat, saisi par une partie d'un recours de plein contentieux contestant la validité d'une mesure de résiliation et tendant à la reprise des relations contractuelles, lorsqu'il constate que cette mesure est entachée de vices relatifs à sa régularité ou à son bien-fondé, de déterminer s'il y a lieu de faire droit, dans la mesure où elle n'est pas sans objet, à la demande de reprise des relations contractuelles, à compter d'une date qu'il fixe, ou de rejeter le recours, en jugeant que les vices constatés sont seulement susceptibles d'ouvrir, au profit du requérant, un droit à indemnité» [4].
Ainsi, lorsque le juge constate une irrégularité de la décision, soit il ordonne la reprise des relations contractuelles, soit il octroie une indemnisation au titulaire du marché.
Dans le cas d’espèce, le Conseil d’Etat vient de restreindre encore la faculté du juge d’ordonner la reprise des relations contractuelles (A), alors même que l’indemnisation du titulaire est limitée (B).
A - La restriction de la faculté d’ordonner la reprise des relations contractuelles
Dans l’arrêt précité du 21 mars 2011, le Conseil d’Etat a tenu à préciser que le juge fera droit aux conclusions tendant à la reprise des relations contractuelles dans la mesure où elle n’est pas sans objet.
Pour autant, le Conseil d’Etat n’avait pas défini ce qu’il entendait par les termes «sans objet».
Il a apporté, dans une décision en date du 23 mai 2011, une précision complémentaire en considérant en synthèse que lorsque dans le cadre de l’examen de conclusions tendant à la reprise des relations contractuelles présentées par le cocontractant de l’administration dont le contrat a fait l’objet d’une résiliation, il résulte de l’instruction que lorsque le terme du contrat est dépassé, le juge constate un non-lieu à statuer sur ces conclusions [5].
Une telle solution paraît justifiée au regard des règles de la commande publique et de l’égalité d’accès des candidats aux marchés publics dans la mesure où elle a pour effet d’éviter une prorogation du marché.
Dans sa décision en date du 27 février 2019, le Conseil d’Etat va plus loin en considérant que «si le tribunal a ordonné la reprise des relations contractuelles mais que son jugement n'a pas été exécuté et que le terme du contrat est atteint avant la saisine du juge d'appel ou pendant l'instance d'appel, la cour doit également constater qu'il n'est plus susceptible d'être exécuté et que le litige n'a pas ou plus d'objet».
Une telle décision apparaît surprenante du fait qu’elle semble légitimer le refus d’exécution d’une décision par l’administration.
En effet, au regard de cette décision, et quand bien même une juridiction a ordonné la reprise des relations contractuelles, l’administration semble avoir le choix, en pratique, de l’exécuter ou non sans qu’aucune sanction spécifique ne trouve à s’appliquer.
Dans ce cas de figure, la poursuite des relations contractuelles sera remplacée par l’indemnisation du titulaire du marché.
B - Une indemnisation limitée du titulaire du marché
Lorsque le marché est résilié avant son terme pour un motif d’intérêt général et en dehors de toute faute ou force majeure, le titulaire du marché a droit à une indemnisation correspondant au gain qu’il aurait pu escompter de la poursuite du marché, et ce, conformément à une jurisprudence constante.
En l’espèce, et en dépit de l’existence d’une irrégularité de la résiliation, le juge a estimé qu’indépendamment de la question de la résiliation, le contrat avait déjà pris fin à la date du prononcé de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles.
C’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat a validé les modalités de calcul de l’indemnisation du titulaire retenues par la juridiction d’appel.
En l’espèce, il s’agit uniquement des gains qu’il aurait pu escompter au titre de l’exécution normale du marché.
Ainsi, la régularité ou non de la décision de résiliation n’a, selon le Conseil d’Etat, pas d’incidence sur le montant des préjudices octroyé au titulaire du marché.
Dans le cas d’espèce, la cour administrative d’appel de Versailles, confirmée par le Conseil d’Etat, a considéré que le titulaire du
marché doit être regardé comme ayant été privé d'un montant de travaux de 713 248 euros TTC, correspondant au montant minimum de 1 000 000 euros TTC prévu au marché, déduction faite de la somme de 286 752 euros TTC correspondant aux prestations payées à la société X ; montant auquel elle a appliqué un taux de 23 % correspondant à la marge bénéficiaire du titulaire.
C’est ainsi qu’elle a évalué le manque à gagner de la société Y résultant de la rupture des relations contractuelles avec le département de la Seine-Saint-Denis à la somme de 137 163,07 euros.
Au vu de cet arrêt, l’indemnisation du titulaire du marché est évaluée de la même façon, que la résiliation soit ou non régulière.
Ni le caractère irrégulier d’une résiliation, ni l’inexécution d’une décision de justice par une personne publique ne se verront donc sanctionnés en tant que tels.
L’intérêt de la recherche de la régularité de la décision de résiliation apparaît donc comme étant superfétatoire dès lors qu’elle ne produit aucune conséquence concrète.
En conclusion, la décision du Conseil d’Etat en date du 27 février 2019 semble limiter la portée d’une décision de justice.
En effet, le tribunal administratif de Montreuil a ordonné la reprise des relations contractuelles. Cette décision n’avait pas été exécutée et le Conseil d’Etat ne tire aucune conséquence de cette inexécution.
Il se contente de constater que cette décision n’était plus en mesure d’être exécutée à la date à laquelle la cour administrative d’appel s’est prononcée et se contente de valider l’évaluation de l’indemnisation des préjudices du titulaire octroyée au titre de la résiliation du marché.
Pourtant, en appel, la juridiction en plus d’avoir accordé une indemnisation, a confirmé la décision rendue en première instance ordonnant la reprise des relations contractuelles.
L’inexécution de la décision a donc été constatée sans qu’aucune sanction n’ait été prononcée à l’encontre de la personne publique et sans autre contrepartie au profit du titulaire du marché.
La question est aujourd’hui de savoir si le Conseil d’Etat ira plus loin dans une prochaine décision en tirant les conséquences de
l’inexécution fautive d’une décision de justice par une personne publique, et ce, au-delà du champ de la commande publique.
[1] CE, 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval (N ° Lexbase : A9976Y4A).
[2] CAA Bordeaux, 2 novembre 2017, n° 15BX01767 (N ° Lexbase : A1164WYR).
[3] Voir par exemple CAA Bordeaux, 2 novembre 2017, n° 15BX01767, préc.
[4] CE, 21 mars 2011, n° 304806 (N ° Lexbase : A5712HIE).
[5] CE, 23 mai 2011, n° 323468 (N ° Lexbase : A4388HSC).